"Je vais pas pouvoir raconter assise, mais vous allez comprendre..."
Luua fouilla dans ses affaires pour en tirer trois pommes de pin.
"Je me disais bien que j'avais bien fait de les garder, ça vaut pas des balles, mais ça ira."
Elle se leva alors et commença à jongler avec les pommes de pin,
leur faisant décrire un triangle dans l'air. Elle gardait un regard
concentré sur leur trajectoire.
"Approchez et écoutez l'histoire d'une vie en trois actes, passé,
présent et futur. L'histoire d'une jeune fille sans nom à travers la
vie, une jeune fille guère différente des autres dont la seule
particularité, peut être, est sa faculté à survivre. Il y a aura des
rires, il y aura des larmes, il y aura des joies, il y aura des drames,
parfois des morts, mais tout simplement... La vie."
Elle changea la courbe des pommes de pin qui dessinnaient maintenant une sorte de croix dans les airs.
"Le passé..."
Elle récupèra deux pommes de pin dans une de ses mains tandis
qu'elle lançait la dernière loin vers le ciel, en arrière. Elle courba
alors son dos pour faire le pont, s'appuya sur ses main et effectua un
piquet avant de se rétablir sur ses pieds pour récupèrer la derrière
pomme de pin en vol.
"Tout commence dans une petite ville du moyen-orient, des souvenirs
vagues, peut être une famille, mais je ne me souviens guère des jours
heureux s'il y en a eu. J'ignore même quel âge j'avais, assez grande
pour marcher, mais pas assez pour arriver au niveau des fenêtres.
C'était la guerre, je me souviens du feu de la fumée et des ruines. Les
gens s'enfuyaient, il y avait les bombes, et il y avait les missiles.
Moi je suivais les gens. On marchait beaucoup, de villes en villages en
camps, des noms oubliés maintenant, et qui n'avaient pas grande
importance, les ruines se ressemblaient toutes. Les grands parlaient de
religion, de politique. Il avaient l'air en colère, tristes ou déçus.
Moi j'avais simplement faim ou soif, je prennais ce que je pouvais
trouver. Et puis il n'y eut plus de gens à suivre, et j'ai dû continuer
toute seule...
Jusqu'à ce qu'un jour j'entende de la musique et des rires, alors je me
suis rapprochée. En ce temps là, il faut vous dire que je parlais à
peine, je vivais comme un animal, peut être est-ce pour ça que mes
souvenirs sont si confus. C'était une troupe d'artistes ambulants qui
s'amusaient autour d'un grand feu. Un personnage au visage plein de
couleurs jouait du violon, et une jolie jeune fille aux cheveux
jonglait avec des couteaux tandis qu'un autre homme, assis, battait des
mains pour marquer la cadence. Je me souviens m'être approchée du feu.
Ils m'ont regardé approcher sans paraitre gênés, je les regardais
s'amuser, la lumière du feu se réflécissant sur les lames des couteaux,
le bois du violon et dans leurs yeux. Je me suis endormie là, avec des
rêves plein la tête.
Le lendemain, ils repartaient, et je me suis mise à les suivre, ou
plutôt à suivre les deux roulottes dans lesquelles ils voyageaient. Ils
regardaient souvent derrière eux, se demandant probablement ce que je
cherchais, ou ce que je voulais. Il fallait parfois que je m'éloigne
pour chercher de quoi boire ou manger, mais instinctivement, je les
retrouvais toujours. Le soir, je m'asseyais près d'eux, et je profitais
du spectacle. Jusqu'à ce qu'un matin, je me réveille avec un toit
au-dessus de la tête. La jeune femme avait fini par avoir pitié de moi
et m'avait couchée dans sa roulotte. Au départ, j'ai cru être
emprisonnée, et j'ai cherché à m'enfuir. Mais elle m'a parlé. Bien sûr,
je n'ai rien compris, mais sa voix chaude et grave semblait appaisante.
Je suis devenue une membre de cette troupe, même si je ne le savais pas
encore. La jeune femme essayait de me faire parler, mais je ne
comprennais toujours rien, elle avait vu que j'étais fascinée par le
mouvement de ses couteaux, alors elle essaya de m'apprendre à jongler,
avec des balles d'abord. Ca, au moins, je comprennais et j'apprennais
plus vite. J'ai appris à jongler avec deux balles avant de savoir le
nom de cette femme, Rabina.
Comme vous vous en doutez, j'ai appris à parler depuis, à raconter des
histoires. Rabina était celle avec qui je parlais le plus, mais j'ai
appris à connaitre les autres. Mulligan, le chef de cette troupe,
conteur de son état, et Potache, le clown musicien. J'ai mis un moment
à comprendre l'idée du clown. Le voir avec et sans maquillage se
comporter totalement différement n'arrangeait pas les choses. C'était
un vieil homme, et ses cheveux sous sa perruque étaient déja blancs, il
était sage, et paternel. C'était avec lui que je me réfugiais quand
j'étais triste ou que je m'étais faite mal.
Une chose à se souvenir, c'est de ne pas jongler avec des couteaux quand on débute... Je me suis méchament coupée ce jour là.
La troupe s'installa dans une sorte de routine, de villes en villages,
de spectacles en spectacles. Parfois rien que nous, parfois avec
d'autres artistes qui se joignaient à notre groupe pour partir plus
tard. Chaque nouvelle rencontre était un nouveau sujet
d'émerveillement. Il y avait des animaux toujours plus surprenants et
des numéros toujours plus étonnants. Quand j'ai vu les funambules et
les trapésistes, c'est là que j'ai su ce que je voulais faire. Nous
n'avions pas le materiel, bien sûr, et Mulligan était totalement
contre. Cependant le reste des artistes présents se montra favorable à
ma demande.
La naissance d'une vocation est probablement un peu comme celle d'un
petit pour un des animaux de la ménagerie. C'est un évènement qui
touche tout le monde. Il n'y a pas tant d'artistes de cirque que ça,
depuis le Fract, et c'est toujours un moment émouvant quand la troupe
accueuille de nouveaux membres. Tout le monde se mit en quatre pour me
donner de quoi m'entrainer, on me donna aussi des avis et conseils,
ainsi que quelques trucs. Il me fallait un nom de scène bien sûr. Je
n'avais toujours pas de nom à l'époque. Il y eût énormément de
propositions, jusqu'à ce que Rabina propose Luua. La sonorité me
plaisait bien, et c'est comme ça que je suis devenue Luua.
C'est un jour qui m'a marqué, plus qu'un anniversaire, ou qu'une fête. C'est le jour où je suis devenue quelqu'un.
Etre funambule n'est pas évident, au début, on passe plus souvent son
temps par terre qu'en l'air. J'étais couverte de bleus et d'éraflures,
ce qui faisait le désespoir de Rabina. Mais ses réprimandes étaient
davantage affectueuses que vraiment serieuses.
Et puis, je suis devenue une femme moi aussi. S'est est suivi une des
plus longues discussions de ma petite vie, qui me montrait le monde
sous un jour nouveau... Et expliquait pas mal de choses.
J'avoue avoir pas mal papilloné avec les garçons après cela. On ne
s'arrêtait jamais assez longtemps pour que ça soit plus serieux qu'un
flirt, alors je n'avais pas le temps de m'attacher. Rabina me laissait
faire avec un certain amusement. Elle savait que que je revenais
toujours vers elle, elle qui m'avait tout appris, elle m'apprit aussi
le sens de l'amour. Nous étions heureuses ensemble, et complices au
point que nous avons réalisé des numéros de lancer de couteaux
ensemble. Je lui servait de cible, et elle ne m'a jamais blessée. Je
crois même n'avoir jamais eu peur que cela arrive.
Mais tout ça ne pouvait pas durer n'est-ce pas? Je suis ici
aujourd'hui, j'étais à Sierra Tortuga hier encore, alors vous le
devinez. Ces merveilleux moments prirent fin un jour. Des pillards ont
attaqué nos roulottes, dans le chaos qui a suivi, il y a eu beaucoup de
sang, une des roulottes s'est renversée. J'étais effrayée, alors je me
suis enfuie. J'ai couru jusqu'à n'avoir plus de souffle, et à ce moment
là, j'ai récupéré, avant de courir encore davantage.
Ces gens que j'avais connus, ces gens que j'avais aimé, j'ignore ce
qu'ils sont devenus. Probablement morts, ou peut être ont-ils pu fuir.
J'aurais dû les aider, mais comment? Je n'ai jamais tenu une arme, à
part un couteau, et je ne l'ai jamais condiséré comme une arme. J'ai
fais ce que je savais faire, m'enfuir, comme quand j'étais toute petite.
J'ai marché longtemps, longtemps, vers l'ouest, j'ai traversé des montagnes, puis une forêt avant d'arriver dans une plaine...
Une autre vie commençait..."
Luua se remit à jongler avec ses pommes de pin.
(la suite bientôt )